Le projet de Super League de football européen, même s’il ne fut qu’un météore, a mis en lumière une différence fondamentale dans la conception du sport entre l’Europe et l’Amérique du Nord. Le tollé soulevé par cette proposition ne peut qu’étonner de mon côté de l’Atlantique où le sport est traité comme une affaire commerciale. Et ça fait longtemps que c’est comme ça.
Fulgurant et éphémère sont les deux premiers qualitatifs qui me viennent à l’esprit pour évoquer le projet de Super League de football qui a traversé le ciel sportif européen à la mi-avril. Les présidents des 12 clubs qui ont lancé cette nouvelle ligue sportive n’ont rien vu venir et n’ont rien compris de ce qui leur tombait dessus.
La véhémence et la violence des attaques contre cette idée étonnent dans ma région d’adoption. Ici, le sport est une affaire commerciale et personne n’y trouve rien à redire. La catastrophe arrive lors d’une vente et d’un déménagement. C’est ce qui est arrivé à Québec en 1995 lorsque les Nordiques sont devenus l’Avalanche du Colorado et que l’équipe s’est installée à Denver. Plus de 25 ans après, la ville ne s’est pas encore remise.
Une ville de hockey
Québec est une ville de hockey. C’est d’ailleurs dans cette ville qu’est aménagée la première patinoire couverte en 1851 dans un hangar proche du Saint-Laurent. Même si le premier match officiel avec des règles claires a eu lieu à Montréal en 1875, Québec respire le hockey.
Un club de la ville a gagné deux fois la Coupe Stanley en 1912 et 1913. Malheureusement, les Bulldogs ont disparu après la Première Guerre mondiale et la ville a attendu 1979 pour retrouver une équipe dans la principale ligue professionnelle, la Ligue nationale (LNH ou NHL selon l’acronyme anglais). Et les choses n’ont pas été simples pour y accéder.
Car n’entre pas qui veut dans cette ligue « fermée ». Les équipes appartiennent à des investisseurs. Ces propriétaires sont aussi les dirigeants de la ligue; pas d’UEFA pour venir les empêcher de faire tranquillement fructifier leur argent. Il a fallu qu’un autre groupe d’investisseurs fonde une ligue concurrente pour faire bouger les choses.
L’aventure de l’AMH
L’Association mondiale de hockey (AMH / WHA en anglais) est née en 1971 pour concurrencer la LNH. Les Nordiques de Québec ont été fondés la même année et ont intégré l’AMH en 1972. En raison de son dynamisme et de ses règles différentes, cette nouvelle ligue a bousculé le conservatisme de la LNH.
Par exemple, en 1978, un jeune prodige de 17 ans (on ne pouvait pas intégrer une équipe de la LNH avant 18 ans) fait ses débuts à Edmonton dans l’AMH. Wayne Gretzky, considéré comme le meilleur joueur de tous les temps va faire des Oilers une équipe majeure. La venue des Européens en Amérique du Nord sera aussi un apport de l’AMH.
Devant une concurrence qui certes ne concernait que quelques équipes, mais devenait inquiétante, les dirigeants de la LNH ont ouvert la discussion. Ainsi, dès 1979, les principales équipes de l’Association mondiale ont intégré la Ligue nationale. Les Nordiques de Québec pouvaient enfin défier les Canadiens de Montréal.
L’économie avant le sport
Ce ne sont pas les résultats sportifs qui furent importants, mais les conditions économiques. Il fallait que cela rapporte. Ce qui était vrai en 1979, l’a été en 1995 lors du départ des Nordiques pour le désert du Colorado. La petite ville de Québec, en difficulté économique, n’arrivait plus à faire vivre son équipe, on l’a vendue au plus offrant. L’année suivante déjà Colorado gagnait la Coupe Stanley, comme quoi sportivement, l’équipe était à son meilleur !
Le deuil a été immense. Aujourd’hui que la ville respire la vitalité, elle veut retrouver une équipe de pointe. Aucune solution sportive ne peut permettre d’intégrer la LNH. Seuls le rachat d’une autre franchise ou l’achat d’une franchise d’expansion pourraient permettre aux Nordiques de renaître.
Si l’argent est là avec un investisseur prêt à mettre les 500 millions $ nécessaires pour l’acquisition d’une franchise et qu’une nouvelle patinoire de plus de 18 000 places au coût de 400 millions $ attend depuis 2015, il faut que les dirigeants de la LNH soient d’accord. Aux dernières expansions, ils ont préféré Las Vegas en 2017 et Seattle qui rejoindra la ligue l’automne prochain.
Une autre hiérarchie
Et cette logique domine dans toutes les grandes ligues sportives. Que ce soit le football américain, le basketball, le baseball et même le soccer (le football européen), les résultats sportifs n’entrent pas en ligne de compte pour l’accession à l’élite. Celle-ci n’existe que par son volet économique. De riches propriétaires possèdent les équipes, ensuite seulement on va parler sport.
Et l’équité sportive n’est vraiment présente que pour le vainqueur de la ligue. L’équipe qui brandit le trophée est la meilleure, pour le reste de la hiérarchie, rien n’est moins sûr. Des matchs de championnat régulier aux séries éliminatoires, tout est mis en œuvre pour favoriser le spectacle et engranger des bénéfices. Les meilleures équipes se rencontrent plus souvent, surtout si elles ont une proximité géographique.
Les calendriers sont construits en fonction de critères économiques, puis géographiques, l’équité sportive entre en compte seulement sur le nombre de parties à jouer. Il n’est jamais question de matchs aller-retour, ce serait bien trop simple. Ensuite, les séries opposent d’abord des rivalités régionales. Parfois, il y a de tels écarts entre les équipes d’une région par rapport à une autre que la grande finale n’est pas l’affrontement le plus exaltant, mais comme cette partie est de toute façon vendeuse, les propriétaires sont contents.
C’est pourquoi la levée de boucliers contre une ligue européenne du sport le plus lucratif fondée sur des critères économiques étonne tant ici. L’Amérique du Nord vit vraiment sur une autre planète sportive.